Nous vivons sans conteste dans ce que Cornelius Castoriadis appelait une «époque de basses eaux». D’autres parlent de décadence ou de fin de cycle. Cette dernière expression a fait l’avantage de faire comprendre que, lorsque quelque chose se termine, il y a aussi quelque chose qui commence. Ce qui s’achève aujourd’hui, c’est le vaste cycle de la modernité. On peut caractériser cette dernière de bien des façons. Je dirais pour ma part que l’un de ses traits principaux est d’avoir généralisé dans tous les rouages de la vie sociale un processus d’indistinction, c’est-à-dire de négation des différences, relevant de ce que j’ai appelé l’idéologie du Même. Cette idéologie, qui a connu des formes religieuses comme des formes profanes, soutient que tout ce qui singularise n’a qu’un aspect secondaire et transitoire. La «renaissance de la conscience culturelle et identitaire» implique une rupture avec l’idéologie du Même, qui se déploie de nos jours à l’échelle planétaire. Une telle renaissance équivaudrait à une véritable révolution, ce qui exclut toute perspective réformiste.
Comment peut-on y œuvrer? S’il y avait une solution toute prête, cela se saurait depuis longtemps. A mon sens, c’est tout un travail de pédagogie qui est nécessaire dans l’immédiat. Mais celui-ci ne peut être entrepris que sur la base d’une analyse en profondeur de la généalogie, de la suite d’événements qui a abouti à la situation actuelle. Une attitude purement réactive ne suffit pas. Il faut que s’y ajoute une attitude réflexive, faute de quoi l’on en restera au stade de la déploration. Cette démarche doit en outre se défaire de toute nostalgie restaurationniste. L’identité elle-même n’est pas une essence, mais une substance, une dynamique narrative. L’histoire n’est pas seulement le passé. L’histoire est toujours ouverte sur d’autres possibles. Le plus important est donc d’être capable d’analyser le monde dans lequel on vit, d’essayer de discerner les formes sociales-historiques du monde qui vient, bref d’être conscient du moment historique où nous sommes. La simple lamentation, si fréquente dans les milieux de droite, n’est pas une réaction contre la décadence. Elle fait aussi partie de la décadence.